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  • Ella

Tous leurs yeux dans mes yeux

Toujours, leurs yeux ont orchestré ma présence. Ici, c'est différent. Mais m'envahit encore le regard qui vient d'eux.




Dans cette ville, je ne suis plus un objet. Les gens admirent le ciel ou sourient au hasard. Les seuls regards sur moi sont leurs yeux dans les miens. Ils ne glissent pas le long des courbes de mon corps, ils ne se remplissent pas d’une prédation sans honte. Nos échanges sont gratuits, nous nous croisons, complices. Leurs vies et la mienne dans une indifférence bienveillante.


Je ne crois pas qu'ici, les yeux des hommes n'envahissent pas les corps des femmes. Je crois que j'ai appris à faire taire les regards, à ignorer parfois leur cage. Mais il m'arrive de redouter subitement les yeux - j’investigue alors savamment le possible contrôle. Un à une j’étudie les visages, je défie les paires bleues, descendront-elles plus bas ? Personne ne me déçoit. Dans quelques rame, quelques nuits, je m’attends au retour du regard d’habitude. Qui me laisse démunie. Contre lequel je ne peux rien. Qui susurre, chaque centimètre de toi n’existe que pour être épié, fantasmé, jugé. Avant, j’attendais qu’il passe ou que je le dépasse. Je restais toute droite, désabusée, cynique : toujours le même regard. Qui rythme ma démarche le soir. Qui pique sous ma peau quand je sors. Qui troue tous mes habits. Qui les rend trop petits. Il a déteint sur mon miroir.


Demeure la surveillance. Elle entache les vitrines des boutiques, m’attire à la surface des fenêtres des voitures. Il y a longtemps que les yeux des autres ont pris domicile dans mes pupilles à moi. Au fond de mes orbites leurs voix bourdonnent et grouillent. Le piège a fonctionné: je suis faite prisonnière d’un regard scrutateur qui je m’appartient pas, qui me détache de moi. Et c’est une habitude. Chaque reflet croisé happe mon attention - je juge. Avec les mots des autres, avec les goûts des autres, avec une exigence qui ne vient pas de moi. Le corps est disséqué, taille, seins, cou, hanches. Il tourne sur son axe, de dos, trois-quarts, profil. Épié de tous les angles, immobile et docile, il attend que ça passe pour reprendre sa danse.

Je ne verrai jamais le mouvement de mon corps tel que vous le voyez. Je connais seulement ce mirage lissé, l’image plate et figée de ce qui, par essence, se déploie, animé. J’épuise mes yeux à exercer leur lame sur une matière vaine. Le reflet n’est qu’une copie pâle et fade du réel. Il ne vaut rien, n’est pas chargé des rires, des courses, des festins et douleurs qui ponctuent l’extérieur. Il n’est que cet écran où sont projetés les sorts, où les envahisseurs de nos yeux déversent leurs sentences. Ce qui se joue est au-dehors, dans l’incessante valse des corps et dans ce que supportent nos chaires, d’amour, de peines, de colère, et les couleurs vives des tâche sur nos peaux. Ce qui se joue est tout à la fois au dedans, quand la beauté ou les notes pétillent au fond de soi, lorsqu’on se sent enfin véritablement là. Profondément, magistralement présente. Ce qui se joue est perdu au seuil de la porte entre nous et le monde - perdu sur la surface.


Et demeure encore le regard, perçant de temps en temps un trou désagréable dans la toile des moments. Je surveille, je sur-veille, sans veiller sur. Je déborde de veille. Ça va et ça vient - parfois, je suis cet appareil sur la table de chevet, en veille pendant la nuit, vidé de sa batterie mais qui demeure alerte. Que l’on n’a pas éteint.

Personne n’est alors nécessaire pour nous rappeler à l’ordre implacable des corps. Ses règles métalliques sont logées dans nos ventre. Je nous ai vues objets dans les yeux du héros, sur les pubs du métro, défilant l’une après l’autre sous les flashs acérés. En photos partagées de nos propres et pleins grés, sur le miroir cassé au-dessus des lavabos. Dans tous les magazines et mes livres préférés. Quand bien même disparaissent leurs regards je continue de nous voir. Objets. Comme après plusieurs heures éblouies de soleil, quand dans le noir si calme brillent encore, rebelles, quelques vives les lumières. Je me fais force pour lutter - mais il arrive que mes soeurs soient aussi prises pour cibles. Une voix rationne leur beauté à coups d'attentes démesurées, dicte la valeur de leurs corps dans la langue de l'ennemi. Et je me bouche les oreilles, pour faire taire le crissement qui oppose et qui nous épuise, qui ordonne de nous détester et remplace nos vies par des nombres.


Parce que les semaines, les mois, les vies sans ce regard sont teintées d’une grâce et d’une légèreté qu’aucune ne glace se saurait refléter - j’essaie depuis longtemps de nettoyer le filtre qui voile mes yeux. Je ne suis pas toute seule - et nous nous entraidons. Nous soufflons chaque jour sur tous ces grains de sable qui brouillent nos visions. Les doigts de mes alliées décollent de ma rétine les lentilles avariées. J'apprends à leurs côtés à ne plus regarder ; je réapprends à voir. Sous chacun de ces mots je dépose les armes. Je fais cligner mes cils sur les jugements amers. Et là, sous mes paupières, s’ouvrent lentement mes yeux.





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