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  • Ella

Lettre ouverte aux marques prétendument progressites qui perpétuent l'injonction patriarcale



Je croise depuis plusieurs semaines des affiches publicitaires de l’atelier Nubio dans le métro et dans les rues de Paris. La première fois, c’était début juin, le lendemain de mon rendu de mon mémoire de fin de licence. La coïncidence était si frappante que j’ai pris en photo la publicité, qui affirmait que nous (sous-entendu, les femmes) voulions « un ventre plat de naïade » et que le dernier cosmétique en date permettait de réaliser le miracle.


Quelques jours plus tard, je croise une affiche vantant les mérites d’un sérum anti-âge ; les jours passent et les publicités se succèdent, mon cœur se serre à chaque fois. Je n’en ris plus, je ne les photographie plus, je détourne le regard, jusqu’à cet après-midi où, alors que je bous une fois de plus de ne pas savoir quoi faire, qui incriminer, que dire, de telles images, je prends conscience qu’il y a des femmes (et sûrement beaucoup d'hommes) derrière ces affiches et que je devrais de ce fait pouvoir leur parler.


La publicité nous est si souvent imposée comme un contenu exprimé par des interlocuteurices absent.es, évanescent.es, que nous pensont trop peu à s'adressser aux personnes qui produisent de tels contenus, de tels produits, et à leur exprimer ce que nous ressentons à la vue permanente du fruit de leur travail. Aujourd’hui, j’y ai pensé. J’ai écris à la marque un mail que je retranscris, détaille, et modifie quelque peu, ici, pour vous partager les raisons de ma colère.



Le complexe mode-beauté et l'industrie cosmétique d'aujourd'hui


Mon mémoire de philosophie porte sur l’expérience vécue de la nudité féminine. C’est de la première partie dont je souhaiterais vous parler. J’y décris comment le complexe mode-beauté (un concept emprunté à la philosophe féministe Sandra Lee Bartky) produit une image standard de la femme, de la désirabilité et de la beauté. Un tel idéal, imposé à tous les sujets quelque soit leur genre, détermine très largement le rapport des femmes à leur propre corps. Elles sont constamment invitées à le mettre à distance d’elles-mêmes, à le juger et à le déprécier, à le considérer comme un objet à modeler. L’idéal poursuivi est toujours changeant - la mode et, dans une moindre mesure, les normes esthétiques, fluctuent - et par définition impossible à atteindre.


Le complexe mode-beauté, les jeunes marques comme Nubio l’incarnent parfaitement : injonctions au ventre plat, à la peau lisse et sans « aspérités », développement et valorisation de l'usage des cosmétiques anti-âge, etc. Et tout cela, adressé uniquement aux femmes pour satisfaire le fantasme d’une féminité parfaite, et pour se rapprocher de l’idéal construit et désiré par les hommes. J’aurais pu me servir de telles publicités comme d’une étude de cas dans mon mémoire : j’y parle des caractéristiques de la féminité corporelle contemporaine, et ces affiches cochent toutes les cases.


L’aliénation féminine, le rapport angoissé et obnubilé à son propre corps, la constante dépréciation de soi, sont le résultat de discours et d’images sur la féminité qui enferment les femmes dans un souci corporel constant et illimité en prétendant que leurs corps sont d'abord incontestablement dérangeants parce que non-conformes, mais que la magie du marketing est là pour corriger leurs déviances et, donc, les émanciper. Les marques qui nous abreuvent constamment de leurs visuels, entre deux vidéos, entre deux rames de métro, font partie intégrante d’un tel système, elles reproduisent de telles injonctions, elles contribuent à ériger une image empoisonnante de la féminité.



La féminité corporelle standard n'est pas une fatalité mais une construction


On me répondra que les femmes font le choix de tels produits, que le marché est ce qu'il est et que les marques émergentes y proposent une alternative qui a au moins le mérite d’être écologique ; je rétorque à cela que ni l’injonction à la discipline corporelle, ni le marché capitaliste, ne sont des fatalités. Les femmes ne ressentiraient pas le besoin de camoufler leurs rides ou de rentrer leur ventre si elles ne voyaient pas ces pubs, si ces dernières n'oeuvraient pas à rendre de telles disciplines de soi désirables et sexy. Le maquillage n’est pas apriori incompatible avec une valorisation de la diversité d’âges, de formes, de couleurs, des personnes – quel que soit leur genre d’ailleurs ; il est depuis longtemps un outil de subversion des normes de genre, un moyen parfois artistique d'expression de soi, une pratique pouvant permettre de s'affirmer.


En l’état, pourtant, ces marques que nous avons toustes en tête (ou toutes, peut-etre, car il est fort probable que les hommes n’y prêtent pas attention) desservent la cause des femmes en prétendant l'inverse et alors même qu'elles ont en leur pouvoir les ressources économiques, publicitaires, techniques, pour oeuvrer à l'épanouissement réel des femmes avec et par leur corps. Au lieu de cela, elles continuent de les y enfermer avec le double tour des clès du dégoût de soi ; j’en suis désolée, dégoûtée, et, j'invite toutes celles et ceux que de tels contenus révoltent à exprimer leur colère. Notre passivité face à ces images aliénantes n'est pas, elle non plus, une fatalité ; nous ne devrions pas être confronté. es à des contenus qui nous dérangent sans avoir les moyens d'y répondre.



Des « women-led compagny » écolo, pour de vrai ?


En parcourant le site de l'Atelier Nubio pour trouver leur email et leur adresser ma colère, j’ai cru comprendre que

la « raison d’être » de la marque était l’écologie. Cette dernière, à laquelle les jeunes femmes (surtout citadines et aisées) sont particulièrement sensibles, est investie par les entrepreneureuses d'aujourd'hui pour renforcer les injonctions adressées aux femmes. Quel comble, lorsque l'on a le minimum de lucidité nécessaire à la certitude qu'il n’y a d’écologie sérieuse et vertueuse que féministe, sociale, décoloniale. Une initiative qui alimente la dépréciation de soi, favorise le sentiment d’inadéquation, exacerbe la norme et stigmatise la non-conformité comme si elle était une déviance, ne peut pas être écologique, parce que l’écologie est un projet systémique et social de reconfiguration du rapport à soi, à l’environnement, aux autres, profondément incompatible avec la domination qui est à l’œuvre dans les injonctions patriarcales. Par ailleurs, l’ecologie est une pratique de revalorisation d’un rapport plus simple, moins artificiel, à la production, au quotidien, à soi ; or les marques qui reconduisent le standard d’une féminité parfaite promeuvent une relation à son corps de toute part construite et profondément aliénante. Autrement dit, les publicités qu’on nous impose vantent des produits valorisés pour leur naturaliste alors même qu’ils dénaturent les femmes et artificialisent leur rapport à elles-mêmes. N’est-ce pas paradoxal ?


Ajoutons à cela que les enseignes cosmétiques semblables à l’atelier Nubio et qui fleurissent actuellement valorisent souvent au pire leur féminisme, au moins la féminisation de leurs équipes de travail. Ainsi, l’Atelier Nubio se targue d’être une « women-led compagny ». Mais derrière des chiffres, des mots, ou les designs d’un site internet, qui signifie une telle réalité ? Le patriarcat n’est pas le seul apanage des hommes ; et il ne suffit pas qu’il y ait des femmes pour rendre une pratique féministe, pour fonder sa légitimité ou pour affirmer qu’elle œuvre à l’émancipation. Dans la Démocratie Féministe, Marie Cécile Naves montre comment la gouvernance viriliste imprègne les manières de faire politique au delà de la différence de genre. Ici, les femmes à l’origine de la marque rejouent les injonctions dans lesquelles elles mêmes sont, comme chacunE d’entre nous, prises. Leur initiative, leurs produits et les discours qui les entourent valorisent un modèle hégémonique de féminité sans aucune forme de réflexivité : pour elles, le plus important, le travail de leur vie, c’est de faire en sorte que les femmes paraissent jeunes, fines, reposées, la peau bien claire et homogène, qu’aucune tâche ne couvre le tableau, que rien ne soit susceptible d’assombrir le mirage. On conçoit alors que le féminisme est un effort qui part d’abord de soi ; il s’agit d’œuvrer à déconstruire ses propres croyances, ses propres stéréotypes de genre, pour prétendre ensuite penser et diffuser des discours et des pratiques qui soient réellement au service des femmes.


En attendant que le marché se convertisse au féminisme et que s’écroule le capitalisme, que les violeurs démissionnent et que la honte change de camp, bref en attendant ce qui n’adviendra pas de sitôt, je vous invite à amorcer à la révolution du regard et du désir sur soi, sur vos proches, sur les images qui vous entourent. Pour cela, quelques exercices ; vous pouvez commencer par interroger à qui profite l’idéal féminin, d’où viennent ces corps auxquels vous aspirez, quels sont les adjectifs avec lesquels vous pensez votre apparence physique ou celle des femmes que vous croisez. Mille autres questions viendront, et peut être oserez-vous écrire à une de ces énièmes marques pour dénoncer le patriarcat qui se cache (plus ou moins mal) derrière les fards de la mode ou, pire, derrière des discours caduques d’une soi-disante émancipation qui ne profite qu’au capitalisme.



Ressources citées


Femininity and Domination, Sandra Lee Bartky

La démocratie féministe, Marie-Cécile Naves

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