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  • Ella

L’écran matinal, une réflexion sur les distances au monde et à soi



Le premier geste de beaucoup d’entre nous au réveil, c’est de tendre le bras. Non pas pour s’étirer, mais pour attraper son téléphone laissé sur la table de nuit, par terre ou sous l’oreiller, et pour, d’une pression de l’index, allumer l’écran. L’heure, les actualités de la nuit, les derniers messages non lus : voilà le cocktail qui amorce la plupart de nos journées. Que cette habitude nous enseigne-t-elle sur un certain rapport au monde et à soi qu’entretien l’humain moderne ?


L’écran ou le monde à portée de main


Allumer son téléphone, désactiver le mode avion, avant même de sortir de son lit, est selon moi significatif. Le portable est devenu un intermédiaire indispensable entre moi et le monde ; cette approche théorique est, je crois, assez consensuelle. Mais la médiation dont nous avons besoin est frappante d’un point de vue pratique, que je n’avais personnellement jamais envisagé jusqu’alors et dont je vais essayer de vous parler.

La nuit, sanctuaire du personnel - La nuit, c’est la zone grise de notre sociabilité, une sorte de bulle qui virevolte au-dessus de nos quotidiens mondialisés, et qui, cela m’étonne souvent, n’a toujours pas éclaté malgré l’injonction exponentielle de croissance, de rapidité, d’optimisation du temps. Même si tout accélère, il nous reste la nuit. Une pause, quelques heures pour souffler entre deux journées irrespirables.

La nuit, nous suspendons nos rapports aux autres, à la société, pour nous retrouver seul.e. Nous laissons tomber les masques des apparences et, en se laissant surprendre par le sommeil, par les rêves, nous nous offrons le privilège du lâcher-prise. La solitude se raréfie, elle n’en est que plus désirable – le jour étouffe le personnel et la nuit est en le sanctuaire.

Le téléphone nous raccroche chaque matin à la globalité du monde - En prenant l’habitude d’allumer nos téléphones au réveil, nous les avons immiscés entre nous et le monde. Avant de se lever, de se détacher donc de notre abri intime et de renouer chaque matin la promesse faite au monde, nous avons besoin de voir ce dernier condensé en quelques centimètres carrés d’écran lumineux. Le temps, l’espace, les autres, soi-même, tout y est : le téléphone, parce qu’il rassemble les caractéristiques premières de la vie humaine et sociale, permet de s’en faire une idée de loin, avant de s’y engager de nouveau.

Le geste même est assez significatif de ce rapport d’extériorité et de possession que l’on a érigé en condition de notre adhésion quotidienne au monde : on l’attrape, on l’attire vers soi, on le fait dire ce que l’on veut entendre (en regardant les actualités plutôt que ses messages ou en allant sur facebook plutôt que sur twitter) tout en le maintenant à une certaine distance.

Ainsi, on réduit chaque matin le monde à ce petit appareil brandi devant les yeux d’une main fatiguée, avant d’y trouver la force de s’arracher à soi (à son lit) pour le rejoindre, pour s’y confondre.

L’écran matinal c’est l’histoire d’un dédoublement de soi

Mais il y a plus. Cette première thèse n’est pas réellement surprenante : l’idée d’un rapport médiatisé entre soi et les autres, d’un monde possédé de manière assez factice par la richesse des smartphones, d’une sociabilité filtrée par nos écrans, n’est pas nouvelle. Cependant, un autre aspect d’un réveil téléphonique demeure à mon sens plus problématique. Commencer la journée en allumant son téléphone, c’est assumer l’échec d’une relation à soi.

Le retour à soi est exclusif… - Je crois avoir expliqué plus haut dans quelle mesure la nuit est l’occasion chaque soir renouvelée d’une parenthèse dans la modernité, comme un espace où se dévoiler à soi-même, où se réconforter des maux de la journée. Parce que tout le jour durant, on se contrôle pour les autres, la nuit, on s’abandonne à soi. Mais certaines questions demeurent. Pourquoi faut-il attendre que le soleil se couche pour oser se faire face ? Pourquoi faut-il une chambre close pour rêver de grands espaces ? Pourquoi ce paradoxe : nous n’acceptons le retour à soi qu’à condition d’une frontière avec les autres.

Il semble en effet que la pertinence de cette exigence puisse être relativisée. L’homme et la femme ne sont-iels pas des animaux politiques ? L’altérité n’est-elle pas le lieu de l’expression de sa propre individualité, l’occasion d’exalter ses différences ? À cela on pourrait répondre que c’est précisément parce nous sommes chaque jour confronté.es, de gré ou de force, aux autres, que nous avons besoin de ces quelques heures de répit, comme la mi-temps d’un match de foot : de quoi souffler, au calme.

… et cela est problématique - À mon sens, en réponse à l’argument proposé ci-dessus, le meilleur moyen d’instaurer une relation saine au monde n’est pas de s’en exclure radicalement quand la nuit tombe.

N’être authentique qu’alors que le soleil est parti, c’est au contraire faire gagner une modernité qui nous désintègre, qui refuse à chacun.e l’expression de sa singularité et l’apprentissage de et par celle des autres. C’est accepter une société qui cloisonne le personnel aux heures sombres de la nuit et qui le refoule quand vient le jour. Or, il est en notre pouvoir de faire en sorte de mêler le personnel au collectif, de ré-incarner l’individu que l’on a évidé pour l’ériger en Dieu. La nuit ne devrait pas avoir le monopole de l’authenticité ; nous devrions oser (re)mettre du soi dans le monde.

Allumer son téléphone dès que sonne l’alarme, c’est rompre d’un coup sec les liens qui pourraient être tissés entre la rêverie et le monde.

Nous nous arrachons chaque matin à nous-même. - Nous avons dit plus haut que ce réveil pouvait être considéré comme une manière de se réapproprier chaque matin le monde dans sa globalité, de raccrocher ainsi l’individu au wagon de l’humanité. Ici, j’aimerais considérer ce qu’un tel réveil implique quant à notre relation à soi.

Avant de bâiller, de s’étirer, de rabattre sa couette pour sortir du lit, de faire craquer ses articulations, d’ouvrir la fenêtre, de se traîner vers la cuisine, nous appuyons sur un bouton, et nous rivons pour quelques minutes nos yeux sur un écran. C’est simple : nous ne savons plus nous réveiller nous-même. Nous craignons de composer avec notre corps, avec nos rêves, avec les peines ou les espoirs sur lesquel.les nous avons fermé les yeux la veille. Nous n’osons pas, le jour venu, laisser sortir du lit notre humanité la plus intime.

Nous congédions alors brusquement ce mode d’être, ces idées, ces sensations refoulées par le soleil ; et nous médions la transformation de l’intimité en impersonnalité par un écran. Très efficace, il nous arrache rapidement au lâcher-prise de la nuit pour nous renouer en quelques scrawls aux impératifs d’apparences, de travail, de relations, édictés par le monde. En trois mots, nous nous perdons chaque matin davantage. Nous appuyons toujours un peu plus fort la ligne tracée entre soi et soi-même. Nous nous dédoublons, durant ces quelques minutes sur notre téléphone. Nous enfilons en silence le costume Docteur Jekyll du rôle que nous jouons chaque jour.


Après avoir dit cela, qu’est-ce qu’on fait ?

Sortir l’intime de l’obscurité. - Heureusement, l’isolement – que nous croyons être la condition sine qua non de la fin des apparences – n’est pas une fatalité. L’authenticité n’est pas conditionnée par la solitude, bien au contraire. La vérité du moi s’épanouira dans les relations, au grand jour, elle n’a pas vocation à être confinée à la nuit. Il nous faut simplement lui refaire une place, et, pour cela, faire confiance à la réceptivité des autres, désamorcer la honte, oser raconter ses rêves et aussi ses cauchemars. Cela passe sûrement par plusieurs étapes.

Je pense qu’il nous faut avant tout réapprendre à s’éveiller de soi-même. - À rester au lit, à se souvenir de nos rêves, à être pensif.ve en traversant l’appartement, à commencer par ouvrir les volets, à se croiser dans le miroir plutôt qu’à travers son écran. Laisser son téléphone là où il est, c’est se regarder, s’écouter, d’abord. Sentir ses douleurs, affronter ses angoisses, renouer avec sa solitude, s’écouter penser à la lumière du jour. Ces arguments de self-care sont largement répandus et ils ne constituent pas mon propos principal ; cependant, au vu de ce que nous avons dit plus haut ils font peut-être autrement sens.

En adoptant une telle attitude, en acceptant de se laisser surprendre par son corps ou ses idées, en se donnant les moyens de les faire résonner (un concept du philosophe Hartmut Rosa dont je vous conseille vivement la lecture) avec soi, nous laissons émerger la part de nous intime, plus fragile, qui n’a pas l’habitude d’avoir de place au dehors. Nous gommons doucement les frontières entre une authenticité nocturne et une artificialité diurne ; nous épousons les deux, nous mélangeons nos modes d’être à soi et aux autres, immisçant ainsi du rêve dans le quotidien, de l’intime dans l’échange.

L’idée m’a frappée un jour que je rentrais après avoir laissé le temps d’une soirée mon portable à la maison. En rentrant, je l’ai trouvé somnolant sur la table. Spontanément, j’ai tendu le bras – mais quelque chose a retenu mon geste. J’ai réalisé que je n’avais pas besoin de cela, pour être au monde. Et, plus encore, qu’il me fallait garder mes distances avec, pour être moi.

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