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Saudade

  • Ella
  • 29 oct. 2018
  • 4 min de lecture

Le Brésil où je suis allée il y a quelques années m'a fascinée. Les immenses plages de sable fin, les vagues glacées de Copacabana, le soleil sur les pavés blancs et noirs, des arbres, les accents chantant un peu partout, l'odeur du mojito, du feijão, un pays qui ne semblait s'éteindre jamais, haletant, agité. J'y étais lors de la réélection de Dilma Rousseff et dans la rue les voitures klaxonnaient, des drapeaux, des cris de joie, on a cru assister ce soir là au brisement des dernières chaînes, un soupir de soulagement, le déploiement des épaules de tout un peuple esseulé. Tellement de couleurs, l'immensément grand de l'océan, ou des rues, du Corcovado, l'impression qu'on n'embrassera jamais qu'un tout petit bout d'un coin de ce monde. Le Brésil, je n'en connais pas tellement, mais ce que je connais m'a fascinée. La découverte de Rio, de Paraty, deux antagonistes si proches, a engendré la tentation de parcourir le reste, de passer des semaines à marcher des kilomètres, du Nordeste à Parana, remonter l'Amazone, visiter Bahia. Curitiba, Manaus, São Paulo, Brasília. Il y a des milliers de mystères derrière chacun de ces noms qui déjà dansent, chantent, tendent la main et s'éclipsent. Et l'on reste là, à l'autre bout du monde, et l'on veut se jeter dans les bras de ces régions merveilleuses mais il est encore trop tôt, et l'on est trop loin, trop jeunes. Quand j'ai évoqué Rio on m'a parlé de violence. Des touristes détroussés, les gang des favelas, les nuits malfamées, la pièce sombre du Brésil que je n'avais pas visitée. "Mais cela ne fait pas peur, et j'ai été là-bas, les gens sont bons, beaux, jeunes et métissés, c'est l'avenir du monde et je parle portugais, rien ne pourra m'arriver." La tentation de découvrir tout ce que j'avais laissé a grandi, grandi, et chaque nouvelle du pays était minutieusement étudiée, chaque personne qui l'avait connu, un futur guide pour mon aventure. J'ai récolté des informations, tracé des itinéraires, j'ai longtemps regardé la carte du Brésil comme la silhouette de mon émancipation, du début d'une vie qui irait au fond des choses, des lieux, des existences, une vie de connaissance. Oui, j'ai rêvé de renaître de l'autre côté de l'Atlantique, avec les yeux remplis d'images plus belles que la France, avec la vérité et l'histoire d'un pays assez grand pour n'avoir jamais fini de le découvrir. J'ai rêvé d'exploration, de gravir les montagnes, de refuges entre les arbres de la forêt Amazonienne. Je savais la pauvreté, la déforestation, la corruption. J'étais prête à poser les deux pieds sur le sol brûlant pour aider les autres à changer le monde en commençant par là-bas. Même le danger m'attirait, avec l'espoir intime qu'il n'était qu'une illusion européenne, le tremblement des "pays avancés". Mais l'éboulement aurait dû m'alarmer. Nous voilà ce soir. Nous sommes face à des millions d'apatrides que la majorité s'apprête à lapider. Tout ce dont nous sommes sûrs s'écroule de l'autre côté. Ce qui est acquis sera détruit, c'est comme un film rembobiné. Une marche arrière accélérée. J'ai l'impression, ce soir, de devoir dire adieux à un peuple que j'ai un jour voulu approcher et qui demain, sera enfermé. J'ai l'impression d'être trahie par ce que le Brésil a caché, ceux qui se dévoilent dans l'urne, qui tuent les autres consciemment. C'est comme une cage qu'on ferme de l'intérieur. Je vois des mains tendues au-dessus de l'océan, et la porte va bientôt claquer. Il y a des vies, d'immenses paradis, il y a des droits et des histoires d'amour, des enfants sur le chemin de l'école, et bientôt tout sera englouti. Écrasé. Cette impression d'assister à l'humiliation de son meilleur ami, le cauchemar prolongé dans lequel il est exécuté. Parfois je me demande comment le monde peut laisser cela se produire, comment il peut être organisé ainsi. Et en même temps, qui dénoncer ? Le mal vient de plus loin, de tellement loin, c'est invisible, il aurait fallu commencer à creuser il y a bien longtemps mais le conditionnel, je le dis souvent, est le mode qui ne sert à rien. Il ne dit que les regrets. Voilà pourtant. Tant de regrets, les nôtres, ceux que devraient avoir les gouvernants dans leurs bureaux, Lula dans sa cellule, les Brésiliens devant leur télés. Le regret de se voir annoncer qu'un nouveau pays a choisi l'impossible, jusqu'il y a peu, impensable, de plus en plus proche, pourtant. Si toutes les voix pouvaient s'élever pour crier ce que le monde va perdre, à laisser le Brésil aux mains des pires de tous. Mais les protestations sont tues, poignardées dans un silence complice, et nous n'avons qu'à attendre que quelque chose se produise. Quelque chose qui nous réveillerait de ce cauchemar d'un extrémisme menteur, fasciste, meurtrier, qui gangrène et gagne la course contre le progrès et l'humanité. Quelque chose qui nous soulèverait à en faire trembler les tyrans. Mais voilà que revient le conditionnel. En attendant - déjà - un dernier sursaut, on ne peut que penser, aimer, créer, aider peut-être, il est encore temps. Alors j'ai écrit ce texte, parce que j'aime le Brésil, et parce que je pense à ceux qui là-bas, sont en danger. Malgré la haine la beauté reste, elle résiste ; il y a des lieux et des visages qu'il me faut rencontrer. J'y retournerai.

 
 
 

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